Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

samedi, 16 mai 2015

Brighelli : les élèves sont des nains sur des épaules de géants

 Publié par Johanna

image001.jpgLe Point - Publié le 04/05/2015 à 11:13 - Modifié le 04/05/2015 à 15:02

Faire du grec et du latin, mais pour quoi faire ? Là où Najat Vallaud-Belkacem ne dit rien, Brighelli apporte ses réponses. En latin, s'il vous plaît.

 

Selon Jean-Paul Brighelli, "un élève n'est grand que si on le hisse sur les épaules des géants qui nous ont précédés". © GILE MICHEL/SIPA

 

Par Jean-Paul Brighelli

Laurent Joffrin dans une récente tribune de Libé s'est laissé aller à parler latin - manière pour lui de fustiger les mauvaises intentions des programmes que Mme Vallaud-Belkacem promet au collège. Si l'ancien journal de Sartre fait dans l'opposition, c'est décidément qu'il y a quelque chose de pourri Rue de Grenelle...

> À mon tour, je tenterai aujourd'hui d'expliquer à quoi sert l'érudition : au détour d'un discours latin, on comprend de façon fulgurante ce que c'est qu'enseigner - et le coeur de la pédagogie n'a pas changé, nous dit Bernard de Chartres, depuis le XIIe siècle. En fait, depuis toujours.

Les Anciens et les Modernes

image003.jpg

> Au livre III de son Metalogicon (1159), Joannis Saresberiensis (Jean de Salisbury) évoque la figure de Bernardus Carnotensis (Bernard de Chartres), philosophe contemporain du grand érudit et historien anglais du XIIe siècle auquel le Guillaume de Baskerville du Nom de la rose d'Umberto Eco doit bien des traits. Pour expliquer la nécessité des arts du trivium (grammaire, rhétorique, dialectique - les arts du discours oral et écrit -, que complète le quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique) - le domaine mathématique -, il rappelle le mot de son ami : "Dicebat Bernardus Carnotensis nos esse quasi nanos, gigantium humeris insidentes, ut possimus plura eis et remotiora videre, non utique proprii visus acumine, aut eminentia corporis, sed quia in altum subvenimur et extollimur magnitudine gigantea." Comme dit l'admirable Mr Chips de James Hilton (1934), "I need not - of course - translate..." "Bien entendu, je n'ai pas besoin de traduire..."

 

 

Hmm... Les lecteurs assidus de cette chronique n'en ont certes pas besoin. Mais Najat Vallaud-Belkacem ? Traduisons donc à son intention : "Nous sommes comme des nains assis sur des épaules de géants. Si nous voyons plus de choses et plus lointaines qu'eux, ce n'est pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur, c'est parce que nous sommes élevés par eux."

> Ou si vous préférez, un élève n'est grand que si on le hisse sur les épaules des géants qui nous ont précédés. Pas leurs maîtres, qui sont essentiellement des passeurs, mais tous les géants des arts, de la littérature et des sciences qui ont bâti, pierre après pierre, depuis des siècles, l'édifice de la culture commune.

> Que sont justement ces pierres ? Ce sont les τόποi, pour parler grec, les lieux communs où nous nous retrouvons - le terme à l'origine n'avait aucune des connotations négatives modernes, idées reçues ou clichés. Pourquoi Montaigne, qu'Antoine Compagnon a mis à l'heure d'été il y a deux ans (Un été avec Montaigne, France Inter / Éditions des Équateurs, 2013), appuie-t-il ses Essais d'un nombre considérable de citations ? Parce qu'il sait être original en s'appuyant sur les citadelles construites par ceux qui l'ont précédé. "Rien de plus soi que de se nourrir d'autrui, dit Valéry : le lion est fait de mouton assimilé." Nous autres modernes, pour parler comme Finkielkraut, sommes bâtis de pierres anciennes. Nous nous juchons sur les épaules de nos devanciers - et c'est au prix de cet effort que nous voyons plus loin.

> Mais - beati pauperes spiritu -, il en est qui croient béatement pouvoir se dispenser de culture. Et en dispenser les autres. Supprimer le latin (ou le réduire, ce qui revient au même, à une fumeuse étude des "cultures antiques"), c'est faire croire aux élèves que toute pensée sort d'eux ex nihilo - "par l'opération du Saint-Esprit". C'est cela, le constructivisme. Le génie sui generis (en français : une arnaque).

In saecula saeculorum

> L'idée de Bernard de Chartres, pour frappante qu'elle soit (résumée, avec la bonne déclinaison, en nani gigantium humeris insidentes, des nains sur les épaules des géants) n'était elle-même pas nouvelle. Les hommes du Moyen Âge, qui étaient de vrais érudits, n'avaient pas la prétention de nos modernes pédagogues, qui croient tout savoir et qui ne savent même pas qu'ils ignorent tout. Le vrai savant, le vrai philosophe, déclare, comme Socrate, ἕν οἶδα ὅτι οὐδὲν οἶδα - "je sais que je ne sais rien". Le génie est une longue patience, et faire croire aux enfants que l'inspiration sans la transpiration peut suffire est une escroquerie.

> À l'origine de l'idée, on trouve quelques vers de Lucrèce, le plus grand philosophe épicurien après Épicure, au Ier siècle de notre ère :

"Sed nihil dulcius est bene quam munita tenere

edita doctrina sapientum templa serena,

despicere unde queas alios passimque videre

errare atque viam palantes quaerere vitae..." (De rerum natura, livre II, v.7 sqq.)

> "Again I need not translate", dit Mr Chips. Traduisons tout de même, pour les béotiens de la Rue de Grenelle : "Mais rien de plus doux que d'occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d'où s'aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant le chemin de la vie..."

> Nos petits Pascal modernes (les "apprenants" formés au collège Najat par Jamel Debbouze) seraient bien inspirés d'étudier... Pascal (le vrai, l'unique, le Clermontois d'origine), qui dans sa Préface au Traité du vide(1647) écrivait : "[...] parce que [les Anciens] s'étant élevés jusqu'à un certain degré où ils nous ont portés, le moindre effort nous fait monter plus haut, et avec moins de peine et moins de gloire nous nous trouvons au-dessus d'eux. C'est de là que nous pouvons découvrir des choses qu'il leur était impossible d'apercevoir. Notre vue a plus d'étendue, et, quoiqu'ils connussent aussi bien que nous tout ce qu'ils pouvaient remarquer de la nature, ils n'en connaissaient pas tant néanmoins, et nous voyons plus qu'eux." La science sans l'expérience de ceux qui nous précédèrent ne nous mène pas bien loin. Si chaque petit d'homme avait dû "construire" par lui-même l'usage du silex, nous ne serions toujours pas sortis de la caverne.

> Newton trente ans plus tard en a rajouté une couche : "What Decartes did was a good step. You have added much several ways, and especially in taking the colours of thin plates into philosophical consideration. If I have seen further it is by standing on the sholders [sic] of Giants" (Lettre à Robert Hooke, 5 février 1676). Non, je ne traduirai pas - ils parlent mieux anglais que français, au ministère de l'Éducation.

> Et ce n'est pas tout à fait par hasard que "On the shoulders of giants" fut le nom donné à la mission Apollo 17, la dernière à avoir emmené des hommes sur la Lune.

Donner aux élèves l'ambition d'aller toujours plus haut

> Et c'est à cela finalement que se ramène toute vraie pédagogie : donner aux élèves l'envie de découvrir la Lune. On comprend bien que ce n'est pas en se limitant au "socle commun de compétences", qui est du rase-mottes en plein désert, que l'on parviendra à les faire rêver. C'est en leur faisant avaler de larges doses de sciences, de puissantes rasades de littérature, de grandes goulées d'histoire et de géographie - une histoire qui sache raconter des histoires, et qui les incite à aller plus loin, à en savoir davantage, jusqu'au jour où ils prendront leurs propres enfants sur leurs épaules.

Les commentaires sont fermés.